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Il était une fois ...

 

Roger

 

C’est un beau soir d’été.
Ils sont tous dans l’église.

Les hommes, jeunes et vieux, les femmes, jeunes ou usées par les travaux, les enfants, au berceau ou au cerceau.
Pas encore effrayés, juste un peu inquiets, mais pas trop.
Ne sont-ils pas à l’abri, dans leur église ?

Malheureusement, on sait maintenant que, de Tamines à Verdun, de Treblinka au Rwanda, d’Afghanistan au Kosovo, le ciel est sourd aux cris des innocents.
Et ils sont nombreux, ces innocents, du tout petit à l’ancien, du curé à l’épicière, de la fermière au pharmacien.

Et leurs maisons brûlent.
Et leur village brûle.

Les plus anciens, qui savent peut-être que tout peut arriver, rassurent les femmes angoissées.
Les petits enfants jouent à même le sol, insouciants et joyeux. Et ces petites voix claires d’enfants qui ne savent pas encore le goût du malheur, font un doux bruit cristallin, le bruit du bonheur quotidien, juste avant le carnage.

Roger, le tout jeune instituteur les connaît tous par leur prénom. A certains, il donne même des cours de solfège.
Parce que, plus que tout au monde -à part Marie, bien sûr- Roger aime la musique.
Surtout Mozart, et ses danses allemandes, et Schubert, pour sa mélancolie désespérée, et Beethoven, pour sa force, et…
Marie, c’est un cadeau, la plus jolie personne qui soit ; elle sera la mère de ses enfants.

Marie est en vacances dans sa famille, loin de la folie de cette journée d’enfer. Avant son départ, elle lui a offert ce foulard blanc, et même s’il fait très chaud, c’est un peu de son amour qui lui caresse le cou.

Il y a comme un mouvement de foule : tous sont poussés hors de l’église ; les hommes, tous les hommes, de onze à nonante ans, sont séparés de leur famille.
C’est une déchirure. Les mères, les épouses, les filles, disent adieu…

Allons Roger, il faut être fort, regarder droit devant toi…
Et puis, tes petits élèves sont maintenant à l’abri, c’est bien.
Ton père marche à tes côtés, épaule contre épaule, c’est rassurant.
Parce que, même à dix neuf ans, sentir contre son bras encore frêle la dure charpente de son père, ça rassure.

Le ciel se couvre, mais il fait encore très chaud.
Il y a dans l’air comme une douceur, et une odeur de…pommes d’août !
Oui, c’est ça, ça sent la pomme d’août !
Tu te souviens, Roger, comme tu aimais, petit, cueillir les premières pommes dans le jardin de ta grand-mère ?
Il y a dans l’air comme un parfum d’enfance.
Tu n’en es pas loin, Roger, de ton enfance.
Et, comme lorsque tu t’écorchais les genoux, tu as envie de pleurer, pour que ta mère te console, en t’essuyant le visage de son grand mouchoir à carreaux.
Mais tu ne pleureras pas, tu es Monsieur l’Instituteur, et tu prends la main de Lucien, qui croyait qu’il était grand, parce que sa voix est devenue grave, mais qui tremble…

Tu ne dois pas te retourner Roger, surtout pas !
Tu ne verras pas les anciens, les tout vieux, les grabataires, que l’on pousse, que l’on tire, que l’on traîne, et qui n’en peuvent plus, et qui essaient de suivre, et qui tombent… Mais tu les entends.
Dis aux jeunes de ralentir l’allure, de leur donner une dernière chance d’arriver…
Mais arriver où ?

Tamines tout entière est en feu.
Là, Roger a fermé les yeux, mais trop tard.
Cette petite robe à fleurs, et cette petite chaussure d’été, et cette toute petite fille aux tresses ensanglantées…et tous les autres…

Tous se taisent, pétrifiés d’horreur.
Ils sont arrivés.
Ils savent.
Certains acceptent, d’autres supplient.

La soirée est douce.
Maintenant, il y a dans l’air un doux parfum de roses, qui vient du petit jardin qui longe l’église. Roger a toujours aimé ce petit coin préservé, où chantent les merles. Il vient souvent s’y promener. Il y fait si calme.

Demain, c’est dimanche…
Roger regarde son père, et son père lui sourit, en pleurant.
Peut-être, au dernier soupir, une petite musique est-elle venue, miséricordieuse, se poser au creux de son oreille.
Il est tombé le premier, foudroyé.

Toute la nuit, son père, miraculeusement épargné, lui a tenu la main.

Dans le petit matin qui se levait, indifférent à la douleur des hommes, le père retira doucement du cou de son fils unique le fin foulard, qui avait été blanc, pour le serrer contre sa poitrine, où son cœur, pour toujours, battrait au rythme du malheur…